jeudi 5 septembre 2013

Les « méthodes de laboratoire appliquées à l’étude des œuvres d’art » et l’archéométrie picturale, ancêtres de l’Histoarchéométrie

  Réflectographie dans l'infrarouge, attribué à D. Teniers, © GW

Existe-t-il une règle permettant d’affirmer avec certitude qu’une belle peinture est de la main de tel ou tel maître ? Et s’il n’y en a pas, quelle sera la façon la plus sûre de fonder assez bien son jugement ?[1]. Cette question que posait l’Historien de l’art florentin Filippo Baldinucci (Florence, 1624-1696/1697) résume en peu de mots la question de l’attribution qui, au XVIIe siècle et aujourd’hui encore, sous-tend une grande partie du travail de l’Historien de l’art. C’est également un enjeu fondamental du marché de l’art.


« Les méthodes de laboratoire appliquées à l’étude des œuvres d’art » sont nées progressivement à partir du début du XIXe siècle du besoin de restaurer et mieux connaître les œuvres conservées dans les musées récemment créés. Cette nouvelle façon d’entrevoir la connaissance de l’art  s’est développée dans les musées et à l’université en permettant de très grands progrès. La mise au point de la photographie en 1833/35, l’invention de la radiographie en 1895, l’utilisation de la fluorescence dans l’ultraviolet depuis 1934 et de la réflectographie dans l’infrarouge à partir de 1966[2] sont les grands jalons d’une science qui ne porte toujours pas de véritable nom. Il faut également ajouter une série de techniques très utiles pour la détermination chimique de la constitution de la couche picturale (chromatographie en phase gazeuse, microfluorescence X, spectrométries diverses, microscope à balayage électronique, etc…).
Je cite précisément les trois premiers moyens d’investigation parce qu’ils ont tenu un rôle déterminant dans l’évolution de la connaissance en Histoire de l’Art,  particulièrement dans celle des peintres flamands du XVe siècle et, par extension, de tous les primitifs européens. L’attribution de plusieurs centaines de tableaux devenait enfin possible. C’est certainement le domaine où les découvertes ont été les plus spectaculaires, modifiant profondément l’histoire de cette école. Ces trois moyens d’approche d’une œuvre d’art ont contribué pour la plus grande part au développement des méthodes scientifiques mises en œuvre, ainsi qu’à la recherche méthodologique. Ils jouent un rôle moteur essentiel dans le développement de cette science sans nom, pourtant indispensable à l’Histoire de l’Art.

Waldemar Deona[3] affirme en 1916 : L’histoire de l’art doit être non un art, ou un agréable passe-temps de dilettantes, mais une science ; et pour cela, elle doit préciser ses méthodes encore chancelantes[4]. Ponctuellement, mais régulièrement, depuis 1916, plusieurs historiens de l’art, dont Pierre Rosenberg, le Pr Jacques Thuiller et le Pr Roger Van Schoute pour ne citer que trois noms parmi les plus récents, et les plus influents en ce domaine, ont manifesté dans différents textes, et par leurs actions, le souhait de voir l’histoire de l’art se muer en véritable science.
Dans cette lignée, la grande majorité des spécialistes de la peinture flamande des XVe et XVIe siècles, actifs depuis les années soixante, toutes nations confondues, ont bien compris le parti qu’ils pouvaient tirer d’une pratique scientifique de l’histoire de l’art pour démêler les questions d’attribution parmi les plus complexes, mais également comme « simple outil » de recherche pure.
Ils ont pour cela adapté à leurs besoins des moyens d’examen issus en général du monde médical, mais également industriel ou en usage dans le domaine des sciences exactes. Lorsque l’opportunité s’est présentée, mu par un besoin d’informations que l’on pressentait fondamentales, ils n’ont pas hésité, avec le concours de spécialistes, à en créer de nouvelles. Le meilleur exemple en est la réflectographie dans l’infrarouge qui a fait progresser la connaissance des Primitifs flamands de manière considérable.

Paradoxalement, malgré ces nombreux apports, constatés dans l’ensemble du monde occidental, l’étude scientifique des œuvres d’art a de la peine à s’imposer en France dans l’Histoire de l’Art, moins dans les musées, qu’à l’Université. L’absence de nom en est le signe bien évident, dont les causes mériteraient d’être recherchées. Les néerlandophones et le monde anglo-saxon parlent volontiers de « sciences de l’art ». Les français sont encore dans l’expectative, fortement victimes de l’histoire de l’art littéraire et philosophique. En Belgique, le Pr Roger Van Schoute a innové avec « l’étude des œuvres d’art par les méthodes scientifiques » dans les années soixante du XXe siècle, à l’Université Catholique de Louvain, où ce grand précurseur a créé un laboratoire du même nom. Il a également joué un rôle déterminant, avec le Pr Van Asperen de Boer (Université d’Amsterdam), dans le développement de la réflectographie dans l’infrarouge.
Jacqueline Olin[5] a pourtant défini depuis 1982 l’archéométrie comme l’application et l’interprétation des données des sciences naturelles aux études en archéologie et histoire de l’art[6], sans que cela ne suscite de réaction parmi les historiens de l’art. L’archéologie s’est rapidement emparé de cette appellation, créant, une impressionnante quantité de disciplines archéométriques toutes plus utiles les unes que les autres à la compréhension des produits de fouilles préhistoriques et archéologiques, de leur environnement, du contexte social et historique les entourant. Cette appropriation est telle qu’aujourd’hui l’archéométrie, source de progrès dans toutes les disciplines, est presque exclusivement associée à l’archéologie.
D’excellents laboratoires archéologiques se sont développés en France dans les universités de Bordeaux, Caen, Lyon et Rennes, ainsi qu’au CNRS (souvent en relation étroite avec les universités). Mais c’est l’Université de Liège qui la première a repris à son compte la définition de Jacqueline Olin en créant le Centre Européen d’archéométrie en 2003.

Il n’y a cependant pas encore de nom qui distingue archéologie et histoire de l’art, si bien qu’une périphrase est toujours nécessaire. Elle pourrait préciser le domaine d’étude, telle que « archéométrie appliquée à la peinture de chevalet ». C’est commode, précis, mais aussi long que le nom originel de la discipline (« méthodes de laboratoire d’étude des œuvres d’art »). « Archéométrie picturale » se rencontre également quelquefois. Ce n’est que tout récemment qu’un nom, tenant en un mot, a été proposé dans un catalogue d’exposition consacrée à Corot à Karlsruhe en septembre 2012 et semble répondre à l’application de ces techniques d’investigation à l’histoire de l’art[7]. La définition de « l’Histoarchéométrie » est inspirée par le modèle de Jacqueline Olin : application et interprétation des données des sciences naturelles aux études en histoire de l’art, combinées aux  méthodes traditionnelles de l'enquête historique et des sciences dites auxiliaires habituellement associées. Cette nouvelle appellation a l’avantage de cerner en un mot l’ensemble des implications et applications de cette discipline. Elle est d’autre part aisément traduisible en anglais (Histoarchaeometry) et compréhensible d’une façon à peu près équivalente dans les langues dominantes de l’histoire de l’art.

Notre discipline sans nom a besoin de s’en trouver un qui lui permette de faire comprendre que l’Histoarchéométrie est plus qu’une hypothèse de travail crédible. Elle permet de répondre à la question posée par Filippo Baldinucci en 1685 en minimisant le risque d’erreur et assurément en quantifiant la marge, en rendant répétables les analyses, et en permettant de vérifier l’ensemble du protocole.
L’Histoire de l’Art est aujourd’hui devenue progressivement une science par la mise en place d’une véritable méthodologie rigoureuse d’étude des phénomènes qu’elle entend essayer de comprendre. Cela fait toujours un peu sourire, mais il s’agit d’un fait avéré depuis les années soixante dans le monde anglo-saxon. Cette conception a acquis une réelle crédibilité par la qualité des travaux produits par les archéologues et les historiens de l’art qui s’en réclament. Elle prend en compte un large nombre de paramètres dans la compréhension d’un phénomène artistique, et intègre de plus en plus l’interdisciplinarité.
Il n’est évidemment pas question d’affirmer que cette orientation de l’Histoire de l’Art puisse prétendre à elle seule à la vérité absolue, pas plus que le laboratoire permet à lui seul de formuler des hypothèses qui prévaudraient sur toutes les autres. Ce serait se tromper lourdement et reviendrait à nouveau à proposer un instrument unique de recherche, seul détenteur de la vérité, produisant des résultats aléatoires, comme il y en eut tant par le passé dans notre discipline. Il n’est pas davantage question, dans cette optique, de réduire le phénomène artistique en purs facteurs objectivables. Il serait illusoire d’imaginer que cet ensemble d’outils permette à lui seul de formuler des théories ou des concepts dont la pertinence serait ainsi garantie.
Les progrès enregistrés se réduiraient rapidement à de belles hypothèses scientifiques si l’on oubliait de confronter ces résultats aux méthodes heuristiques traditionnelles ayant fait largement leurs preuves. En outre, le laboratoire ne peut à lui seul proposer des conclusions, sans le concours de l’historien de l’art, du conservateur de musée et du restaurateur.
Il restera toujours une part non quantifiable, qui fait heureusement le mystère et la beauté de l’art, que l’on ne pourra probablement jamais réduire à une équation ou une observation au microscope à balayage électronique. Rien de très différent en somme avec d’autres domaines du savoir.

Le développement des laboratoires, des méthodes d’examens et d’analyses appliqués à tout le champ de l’histoire de l’art, de l’archéologie et de la musicologie permet de disposer aujourd’hui, outre l’histoarchéométrie, de trois disciplines bien ancrées dans les mentalités des praticiens. L’Archéométrie, la plus ancienne, est elle-même composée de plusieurs disciplines telle l’archéopalynologie, l’archéozoologie, etc…
Parallèlement, cet esprit scientifique a influencé le développement de la conservation-restauration, souvent pratiquée jusqu’à la fin du XIXe siècle par des peintres qui ont progressivement laissés leurs places à des intervenants spécialisés. Dans ce domaine, l’étude scientifique s’est complètement imposée comme le préalable indispensable à toute intervention de restauration sur tout type d’œuvres.
La conservation préventive, s’est pour sa part développé depuis les années soixante en se détachant de la conservation-restauration, dans le même esprit scientifique que l’Histoarchéométrie, avec pour objet d’intervenir en amont de toute dégradation, sur les soixante facteurs menaçant une œuvre dans un musée. Tous les musées, qui en ont les moyens, mettent en place un service de conservation préventive. Enfin, la conservation curative intervient à présent pour stopper un processus de détérioration, sans qu’un programme de restauration puisse être mis en œuvre dans l’immédiat, bien souvent faute du budget nécessaire.

L’évolution est inévitable : l’étude de l’histoire de l’art, à l’instar de l’archéologie, va subir dans les années qui viennent un profond changement, au même titre que la restauration avec l’apparition de la conservation préventive. L’Archéométrie et l’Histoarchéométrie connaissent depuis une dizaine d’années une nouvelle phase de développement dans les musées et universités du monde occidental. Des projets de recherches nombreux sont en cours. L’intérêt pour ces disciplines dépasse le monde de la recherche, touche le public non spécialiste ou amateur, ainsi que la presse de façon large.
Enfin, si l’Histoarchéométrie, est le vecteur de nombreuses découvertes potentielles, elle donne surtout la méthode et la rigueur qui font quelquefois défaut à nos disciplines. Cette spécificité est particulièrement sensible dans la rigueur qu’elle impose à la démarche du chercheur et du restaurateur, dans la précision des faits, facteurs ou vecteurs qu’elle permet de consigner, et surtout dans le fondement des affirmations. Il ne reste plus qu’à convaincre les décideurs politiques que l’Histoire de l’Art[8] être enseignée à l’école et par des professeurs formés à ces matières. Imagine-t-on les mathématiques enseignées par un professeur de Lettres ?

L’objectif de cet article commençant par une citation d’un historien de l’art du XVIIe siècle était de démontrer que l’Histoarchéométrie pouvait être un élément de réponse à la question posée par Baldinuci. Certes, elle a permis et permettra encore d’immenses progrès. Mais l’humilité, le doute et la prudence s’imposent toujours au scientifique, comme le rappelle le graveur, collectionneur et historien de l’art Pierre-Jean Mariette (1694-1774), dans une phrase à propos de lui-même toujours d’actualité : Il semble qu’il y ait une malédiction qui s’attache aux écrivains qui traitent des beaux-arts ; car tous ont commis et commettent journellement des erreurs incroyables. Je le dis en me citant moi-même qui me suis trompé sur des noms que je connais aussi bien que mon nom...[9].


08/06/2017 : Une version approfondie et définitive de cet article est prête pour une publication dans une revue scientifique.



[1] F. Baldinuci, lettre de 1685 à Vincenzo Capponi, dans F. Baldinuci, Vita del cavaliere Gio. Lorenzo Bernino, Milan, 1948.

[2] Asperen de Boer (Dr. J. R. J. van), Infrared Reflectogramms of Panel Paintings, dans Studies in Conservation, XI, Londres, 1966, p. 44-45, objet d’une thèse de doctorat réalisée à l’Université d’Amsterdam et publiée par le même en 1970.

[3] 1880-1959 : Pr à l’Université de Genève, Directeur du Musée d’Art et d’Histoire de Genève et Conservateur du Musée archéologique de Genève.

[4] W. Deona, L’appréciation esthétique et l’histoire de l’art, dans Pages d’art, s. l., 1916, p. 23.

[5] Chimiste spécialisée en archéométrie à la Smithsonian Institution jusqu’en 1995.

[6] J. S. Olin, Futures directions in Archeometry, A round table. Washington DC. Smithsonian Institution, Washington DC, 1982, p. 19.

[7].G. de Wallens, Die falschen Corots : Mythos oder Wirklichkeit ? Über die dringende Notwendigkeit eines wissenschaftlichen Kataloges (Les faux Corot. Mythe ou réalité ? Un urgent besoin de catalogue scientifique], dans Camille Corot. Natur und Traum, Karlsruhe. Staatliche Kunsthalle. 29 septembre 2012 – 6 janvier 2013, Karlsruhe, 2012, p. 456-457. La version française est à paraître dans Corot dans la lumière du Nord, Douai. Musée de la Chartreuse, 5 octobre 2013 – 6 janvier 2014, Carcassonne, Musée des Beaux-Arts, 21 février – 21 mai 2014.

[8] Et non l’histoire des arts, qui n’est pas du tout la même chose.

[9] P.-J. Mariette, à propos de lui-même dans J. Dumesnil, Pierre-Jean Mariette (1694 - 1774), dans Histoire des plus célèbres amateurs français et leur relations avec les artistes, Paris, 1858, I, p. 202.

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